A retrouver sur La Nef, le texte intégral de l’intervention du cardinal Luis Ladaria Ferrer, préfet du dicastère pour la doctrine de la foi, intervenu le 19 mai 2023 à Rome au congrès organisé par la Chaire internationale de bioéthique Jérôme Lejeune.
Je tiens à saluer cordialement la présidente de la Fondation en Espagne, le Dr. Mónica López Barahona, et à la remercier pour son invitation à participer à ce Congrès international sur Humanae Vitae organisé par la Chaire internationale de bioéthique Jérôme Lejeune. Je salue également tous les participants et leur souhaite un agréable séjour à Rome.
Introduction
L’encyclique Humanae vitae aborde les questions de la sexualité, de l’amour et de la vie, qui sont intimement liées. Ces questions concernent tous les êtres humains, à toutes les époques. C’est pourquoi son message reste pertinent et d’actualité aujourd’hui. Le pape Benoît XVI l’a exprimé en ces termes : « Ce qui était vrai hier reste vrai aujourd’hui. La vérité exprimée dans Humanae Vitae ne change pas ; en effet, précisément à la lumière des nouvelles découvertes scientifiques, sa doctrine devient plus actuelle et nous incite à réfléchir sur sa valeur intrinsèque »[1]. Le pape François lui-même nous a invités, dans son Exhortation post-synodale Amoris Laetitiae, à « redécouvrir le message de l’encyclique Humanae Vitae « [2] de Paul VI comme une doctrine que nous devons non seulement préserver, mais qui nous est proposée pour être vécue. Une norme qui transcende la sphère de l’amour conjugal et qui est une référence pour vivre la vérité du langage de l’amour dans toutes les relations interpersonnelles.
L’audace d’Humanae vitae
On a souligné l’audace de Paul VI qui a résisté aux pressions visant à approuver l’utilisation de contraceptifs hormonaux dans les relations sexuelles au sein du mariage catholique. Toutefois, à mon humble avis, la véritable audace de l’encyclique est bien plus profonde. Elle est de nature anthropologique et c’est en ce sens que cette encyclique peut nous aider aujourd’hui à faire face aux défis anthropologiques qui se posent dans notre société.
L’encyclique, en répondant au problème de l’utilisation des contraceptifs, place son jugement moral dans une large perspective anthropologique, avec une vision intégrale de l’homme et de sa vocation divine[3]. L’encyclique fonde sa doctrine sur la vérité de l’acte d’amour conjugal sur « le lien inséparable que Dieu a voulu et que l’homme ne peut rompre de sa propre initiative, entre les deux significations de l’acte conjugal : la signification unitive et la signification procréative de l’acte conjugal »[4]. Sur cette base, l’anthropologie dominante, qui considère l’être humain comme constructeur de sens par ses actes, est combattue. Cela se traduit, dans le domaine de la sexualité, par l’affirmation que l’homme ne peut se limiter à être un sujet passif des lois de son propre corps, mais qu’il doit être celui qui donne un sens à sa propre sexualité. C’est l’anthropologie qui place la liberté avant la nature, comme s’il s’agissait de deux éléments inconciliables. Cependant, Paul VI avertit qu’avant la liberté, il y a des significations, compréhensibles par la raison, que l’homme n’a pas choisies, et qui orientent et règlent son comportement. Si l’homme est capable de reconnaître et d’interpréter les significations unitives et procréatives de l’acte conjugal, il pourra réaliser correctement sa propre existence et la mener à son terme. Pour l’encyclique, la nature n’est pas en tension avec la liberté, mais elle donne à la liberté les significations qui rendent possible la vérité de l’acte d’amour conjugal et lui permettent de se réaliser pleinement. C’est là, à mon avis, la véritable audace d’Humanae vitae et la radicale actualité de l’encyclique.
Rejeter l’encyclique ne signifie pas seulement accepter la morale de la contraception, mais aussi accepter une anthropologie dualiste qui voit dans la nature une menace pour la liberté et qui considère qu’en manipulant le corps, on peut changer les conditions de vérité de l’acte conjugal. La possibilité d’un amour avec sexe mais sans enfant aboutira à la réalité d’un sexe sans amour, ce qui a non seulement produit une banalisation de la sexualité humaine, mais a également conduit à une transformation de la compréhension de ce qu’est l’intimité sexuelle et de ce que sont les relations sexuelles au niveau social.
C’est la seule façon d’expliquer l’incapacité des sociétés occidentales actuelles à reconnaître les différences morales entre l’union sexuelle d’un homme et d’une femme et l’union sexuelle entre deux personnes du même sexe. Si c’est la personne qui doit donner un sens à sa sexualité, à travers ses actes libres, alors il n’y a aucun problème à admettre, par exemple, des relations sexuelles entre personnes du même sexe, puisque la seule chose qui compte est que cette « union affective » soit librement consentie. Ainsi, selon cette perspective, c’est la liberté qui détermine la vérité de l’action. On considère qu’il n’est pas nécessaire que l’acte humain, en l’occurrence l’acte d’amour conjugal, réponde à un sens préexistant, naturel ou établi par Dieu, mais qu’il s’agit simplement d’un acte libre. L’encyclique s’est opposée à cette anthropologie et a su aborder les problèmes qui en découlent avec une vision prophétique[5].
L’aspect prophétique d’Humanae vitae : le corps comme problème
Le rejet de l’encyclique n’a pas seulement affecté la vision de l’amour et de la sexualité, il a aussi affecté la perception du corps lui-même. L’anthropologie contraceptive est une anthropologie dualiste qui tend à considérer le corps comme un bien instrumental et non comme une réalité personnelle. L’expression qui donne son titre à cette conférence, « Mon corps m’appartient », reflète ce caractère instrumental du corps, ce dualisme, où le corps est réduit à une pure matérialité et, par conséquent, à un objet susceptible d’être manipulé.
Cette réification du corps entraîne non seulement la perte de la vérité de l’amour humain et de la famille, mais a également conduit à une diminution alarmante du nombre de naissances et à une multiplication du nombre d’avortements. Le rejet de l’indissolubilité des deux significations, qui proclamait la régulation de la natalité par l’utilisation de contraceptifs, s’est transformé en une manipulation artificielle de la transmission de la vie, par le biais des techniques de procréation assistée. On a d’abord accepté la sexualité sans enfant, puis la production d’enfants sans acte sexuel. La vie fabriquée n’est plus considérée, en soi, comme un « don », mais comme un « produit » et devient valorisée en termes d’utilité. Cette utilité, mesurée par des fonctions concrètes, est désormais appelée « qualité de vie ». La qualité de vie devient ainsi un concept discriminant entre les vies dignes d’être vécues et les vies indignes d’être vécues et qui peuvent donc être supprimées : avortements eugéniques, élimination des personnes handicapées, euthanasie des malades en phase terminale, etc. Le tout agrémenté d’une certaine « compassion » envers les personnes qui se trouvent dans ces situations (élimination de la personne malade), envers leurs proches et envers une société à qui l’on épargnera des coûts inutiles[6].
Cette manipulation du corps, typique du relativisme moral et présente dans l’anthropologie contraceptive, est présente dans deux idéologies actuelles : l’idéologie du genre et le transhumanisme. Toutes deux partent du principe qu’il n’y a pas de vérité qui puisse limiter la mise en œuvre de leurs postulats idéologiques. Une fois de plus, la liberté est opposée à la nature. Cette exaltation de la liberté, sans lien avec la vérité, fait que les deux idéologies présentent le désir et la volonté comme les garants ultimes des décisions humaines. C’est pourquoi la suite de la phrase « Mon corps m’appartient » sera… « et j’en fais ce que je veux ». Ce « ce que je veux » est l’expression du seul désir comme garant de la décision morale. Mais c’est précisément le corps humain lui-même qui apparaît comme un obstacle, comme une limite, à la réalisation du désir.
Si l’idéologie du genre prétend que les citoyens construisent socialement leur propre sexe, sur la base d’une supposée neutralité sexuelle, alors elle doit nier une vérité anthropologique fondamentale comme le dimorphisme sexuel (mâle et femelle) inhérent à l’espèce humaine. C’est pourquoi l’idéologie du genre nie que l’identité d’une personne soit liée à son corps biologique : une personne n’est pas identifiée par son corps (sexe) mais par son orientation. Elle efface toute relation au genre binaire pour proclamer la diversité sexuelle.
De même, dans le transhumanisme, la personne est réduite à son esprit, ou plutôt à ses connexions neuronales comme support de sa singularité. La singularité est désormais l’essence de la personne, sans le corps qui l’identifie et qui peut être transféré dans un autre corps humain, dans un corps animal, dans un cyborg ou dans un simple fichier mémoire.
L’idéologie du genre et le transhumanisme sont des expressions de cette anthropologie, rejetée par Humanae vitae, qui nie au corps son caractère personnel et le réduit à un simple objet manipulable. L’identité culturelle, sociale et juridique de la personne n’est pas intrinsèquement liée à sa masculinité ou à sa féminité. Son identité personnelle est désormais fondée sur son orientation, c’est-à-dire sans rapport avec son propre corps et sans rapport avec le corps de « l’autre », du sexe opposé. Il s’agit d’une anthropologie qui a séparé la vocation à l’amour de la vocation à la fécondité. En ce sens, il s’agit fondamentalement d’une anthropologie a-historique, qui ne recherche que le moment présent, une anthropologie du carpe diem.
Dans cette anthropologie, le cyborg apparaît comme sa pleine réalisation. C’est par le cyborg que se réalisera la véritable émancipation biologique :
a) parce qu’il rendra possible la construction du corps et du sexe par la biotechnologie ;
b) parce que le cyborg permet un monde sans reproduction sexuelle humaine, un monde sans maternité, le rêve du féminisme radical.
Le cyborg projette l’idéologie du genre vers un avenir post-genre et le transhumanisme veut, à travers le cyborg, que cet avenir soit également post-humain.
La seule réponse[7] possible à ces idéologies est la redécouverte d’une anthropologie intégrale de la personne, comme le propose Humanae vitae, en tant qu’unité du corps et de l’âme ; une anthropologie capable de comprendre la plénitude de la liberté dans l’intégration avec la nature humaine. Ce n’est qu’ainsi que les êtres humains parviendront à être eux-mêmes. Benoît XVI l’a exprimé ainsi dans l’encyclique Deus caritas est : « L’homme est vraiment lui-même quand le corps et l’âme forment une unité intime […] c’est l’homme, la personne, qui aime en tant que créature unitaire, dont le corps et l’âme font partie. Ce n’est que lorsque les deux se fondent vraiment en une unité que l’homme est pleinement lui-même « .
Conclusion
À l’occasion du vingtième anniversaire de la publication de l’encyclique Humanae vitae, Jean-Paul II relevait déjà son caractère prophétique : « Les années qui ont suivi l’encyclique, disait Jean-Paul II, malgré la persistance de critiques injustifiées et de silences inacceptables, ont pu démontrer avec une clarté croissante que le document de Paul VI a toujours été non seulement d’une grande actualité, mais aussi d’une riche signification prophétique « [8].
Le sens prophétique de l’encyclique trouve son fondement dans la conception anthropologique intégrale de ce que signifie la vérité de l’amour, de la sexualité et de la vie. Une anthropologie intégrale qui rejette, d’une part, le réductionnisme biologique du transhumanisme et, d’autre part, la négation du corps par l’idéologie du genre. L’encyclique reste valable parce qu’elle est la réponse correcte du Magistère aux anthropologies dualistes qui veulent instrumentaliser le corps et qui ne sont pas de nouveaux humanismes, postmodernes et séculiers, mais de véritables anti-humanismes. L’encyclique propose une anthropologie de la personne entière, une anthropologie capable d’unir la liberté à la nature.
Aujourd’hui encore, ce que l’encyclique avait déjà annoncé sur elle-même se réalise : « On peut prévoir que ces enseignements ne seront peut-être pas facilement acceptés par tous : trop de voix – amplifiées par les moyens modernes de propagande – s’opposent à celle de l’Église. À vrai dire, l’Église ne craint pas d’être, comme son Divin Fondateur, « un signe de contradiction » (cf. Lc 2, 34) ; mais elle ne cesse pas pour autant de proclamer avec une humble fermeté toute la loi morale, tant naturelle qu’évangélique « [9]. Nous aussi, au milieu de notre monde, nous sommes appelés à être un « signe de contradiction », en proclamant avec humilité et fermeté la vérité de l’être humain, de l’amour, de la sexualité et de la vie.
J’espère que ce Congrès contribuera à témoigner de cette vérité. Je vous remercie de votre attention.
Cardinal Luis Ladaria Ferrer
[1] Benoit XVI, Discours aux participants d’un Congrès international sur l’actualité de l’Encyclique Humanae vitae (10 mayo 2008).
[2] François, Exhortation apostolique post-synodale Amoris Laetitiae, sur l’amour dans la famille (19 mars 2016), n.82.
[3] Cf. Paul VI, Lettre encyclique Humanae vitae, sur la régulation des naissances (25 juillet 1968), n. 7.
[4] Ibidem, n. 12.
[5] Ibidem, n. 17
[6] Cf. Congrégation pour la doctrine de la foi, Lettre Samaritanus Bonus sur le soin des personnes en phases critiques et terminales de la vie (22 septembre 2020).
[7] Benoît XVI, Lettre encyclique Deus caritas est, sur l’amour chrétien, (25 décembre 2005), n. 5.
[8] Jean Paul II, Discours aux représentants des Conférences Episcopales à l’occasion du XXe anniversaire de l’encyclique Humanae vitae, (7 novembre 1988).
[9] Paul VI, Lettre encyclique Humanae vitae, sur la régulation des naissances, (25 juillet 1968), n. 18.
© LA NEF pour la traduction en français de l’espagnol original réalisée par Arnaud Imatz, mis en ligne le 23 mai 2023